Rupture entre sociologie et image

Dans son ouvrage « La Photographie: un miroir des sciences sociales » (1996), Sylvain Maresca parle d’une rupture entre la sociologie et la photographie. Dans cet article, je tente d’expliciter les raisons de cette rupture.

Usage premier des images

Comme je l’ai déjà explicité dans un précédent article (cf. Prémisses de la sociologie visuelle, 26.10.12), le monde de la photographie documentaire et du photojournalisme est relativement proche de la sociologie. Pour Maresca, le « portrait à vocation documentaire » (Maresca, 1996 : 10) avait le but suivant :

« […] Argumenter une vision de la société à partir de la représentation d’individus singuliers jugés représentatifs » (Maresca, 1996 : 10)

Si nous considérons le travail de August Sander (1876-1964) en Allemagne ou encore les reportages de François Kollar (1904-1979) en France, ces entreprises sont décrites par Maresca comme autant de « fresques photographiques à vocation sociale » (Maresca, 1996 : 11). Dans une même perspective d’explicitation du social, le « American Journal of Sociology » publiait initialement dans ces numéros des illustrations d’articles. Ensuite, les images ont disparu :

« A l’exception d’une poignée d’études photographiques peu sophistiquées dans les premiers numéros de ‘l’American Journal of Sociology’, il n’y a eu aucun effort jusque dans les années ’70 aux Etats-Unis afin d’inclure systématiquement la photographie comme méthode sociologique » (Harper, 2000 : § 5)

 

Les images reniées

Le soudain désintérêt des sciences sociales (particulièrement de la sociologie) pour la photographie est particulièrement visible entre les années ’40 et ’80. L’article de Becker de 1974 « Photography and sociology » est un bon exemple de cela. Il était originellement publié avec une vingtaine de photographie, mais l’édition originale est pourtant aujourd’hui difficilement trouvable et les éditions plus récentes ont supprimé les photographies. Un autre exemple illustrant la difficulté de pratiquer une sociologie visuelle dans les années ’80 est la thèse de Douglas Harper « Good Company ». Publié initialement en 1982, Harper doit attendre la réédition de 2006 pour pouvoir effectivement publier sa thèse avec toutes les photographies qu’il aurait voulu y mettre dès le début.

H. Becker : "Photography and Sociology" p. 18

H. Becker : “Photography and Sociology” p. 18

Selon Maresca, le choix d’utiliser des imagespour explorer le monde social permettait initialement la « valorisation visuelle de personnalité de choix » (Maresca, 1996 : 11). Avec le rapide développement de la photographie, tant au niveau de l’utilisation individuel qu’en tant que discipline, et l’augmentation constance du visuel dans notre société, des dérives sont ressenties :

« Au lieu, en effet, que le portrait continue à jouer son rôle traditionnel de valorisation visuelle des personnalités de choix, il s’est trouvé employé à la mise en image massive d’individus choisis comme représentatifs d’un vaste éventail de positions sociales ou professionnelles. […] [Il est devenu] une pièce parmi d’autres dans une collection d’effigies dont la valeur résultait d’un effet d’ensemble. » (Maresca, 1996 : 11–12).

Cette « relativisation par le nombre » (Maresca, 1996 : 12) induit ainsi une anonymisation dans la photographie qui n’est plus alors un instrument d’analyse, mais une édulcoration de la réalité sociale et devient au mieux une illustration, souvent superflue, du travail sociologique. Cette réflexion est à la base de la rupture entre les sciences sociales et les méthodes visuelles. Dans la période où la sociologie essaie de s’affranchir et s’affirmer en tant que science indépendante, elle tente de supprimer ce qu’elle considère comme étant trop subjectif. La valorisation des méthodes quantitatives par rapport aux méthodes qualitatives relève d’une même logique. Ces considérations sont néanmoins discutables et font fausse route à mon sens.

Ce débat prend sens dans une tentative d’émancipation de la sociologie. Comme la photographie documentaire prend la sociologie comme référence explicite et que les deux disciplines se développent plus ou moins parallèlement, la sociologie tente d’affirmer sa distance, sa différence et de prouver sa scientificité. La rupture entre sociologie et photographie apparaît à ce moment précis de constitution de la sociologie comme science à part entière.

Dépasser la rupture…

Cette rupture tend à s’effriter, mais elle dure toujours. Avec de nouveaux domaines en sociologie comme la sociologie de l’art, de la communication et des médias ou la sociologie de l’image, l’usage de la photographie (re)gagne de plus en plus sa place au sein de la sociologie et des sciences sociales en général. Néanmoins, très peu de revues de sociologie comportent à ce jour des illustrations et les méthodes statistiques semblent traditionnellement porteuses de plus de représentativité et de scientificité. Cette rupture sert, dans le meilleur des cas, à faire paraître certaines méthodes comme scientifiques alors qu’elles peuvent ne pas l’être du tout et discréditer d’autres méthodes tout autant valides mais dans une perspective différente. Il ne s’agit donc pas d’opposer des méthodes, mais de les utiliser de manière complémentaire, selon la portion du monde social qu’elles permettent d’éclairer.

Bibliographie

Becker, Howard S. 1974. “Photography and Sociology.” Studies in the Anthropology of Visual Communication (1): 3–26.

Harper, Douglas. 1982. Good Company. University of Chicago Press.

Harper, Douglas. 2000. “The image in sociology : histories and issues.” Ed. Pierre-Jérôme Jehel, Sylvain Maresca, and Yasmine Marzouk. Journal des anthropologues. Association française des anthropologues (80-81) (June 1): 143–160.

Maresca, Sylvain. 1996. La Photographie: un miroir des sciences sociales. Editions L’Harmattan.

Citations originale

(Harper 2000, § 5)
« Except for a handful of unsophisticated photo studies in early issues of the American Journal of Sociology (STASZ, 1979), it was not until the 1970s that there was an effort, at least in the States, to systematically include photography as a sociological method. »

Laisser un commentaire