Archives mensuelles : février 2014

L’avènement préoccupant du gadget de pointe

L’ère du geste graphique semble s’achever, laissant place à celle, sournoise, de l’universalité sophistiquée. L’illectronisme devient blasphématoire.

Au sein des écoles pourtant, l’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC) s’avère dans certains cas avantageuse, voire nécessaire. Le risque de dérives reste toutefois palpable. Un célèbre collège privé pulliéran en est le triste exemple : il a récemment distribué 689 iPad à ses élèves. Ubuesque démesure…

Jean-Luc Velay, chargé de recherche au CNRS, affirme, dans une interview accordée en octobre dernier à la revue pédagogique Educateur, que «tous les mouvements que nous produisons quand nous sommes enfants participent à notre développement psychomoteur», ou encore que «toute action s’accompagne de retours sensoriels provenant des différents capteurs de notre corps». En résumé, travailler manuellement favorise l’apprentissage. La perception est consubstantielle à l’action. Or l’utilisation effrénée de tablettes et autres claviers empêche le geste cursif, la correspondance entre le mouvement et le signe, compliquant ainsi, dans diverses situations, l’assimilation des enseignements par le sujet apprenant.

Enfin, l’exploitation abusive des TIC, onéreuse au demeurant, engendre un second problème de poids, puisqu’elle postule, de façon sous-jacente, l’obsolescence du professionnel de l’enseignement et l’indigence motivationnelle de l’étudiant. Le professeur, entité surannée, ne serait bon qu’à dispenser d’interminables homélies, plongeant ainsi ses élèves dans les affres de l’ennui. Incapable de susciter quelque curiosité que ce soit, le maitre devrait s’en remettre à la technologie toute-puissante, elle-seule apte à éveiller l’intérêt des externes. En outre, une telle vision prête à la structure scolaire un caractère supposément démoralisant. L’école conditionnerait négativement l’enthousiasme de ses pensionnaires.

Cependant, une fois “l’effet iPad” consommé, il y a fort à parier que la ferveur didactique des écoliers  s’estompera. Il faudra alors concevoir de nouveaux procédés, aussi factices qu’éphémères, susceptibles de provoquer de l’entrain. Le high-tech n’aura été qu’une vaine chimère.

À n’en pas douter, la motivation, si elle ne parait pas inhérente à la forme scolaire, résulte donc de l’activité proposée et, dans une moindre mesure, de la personnalité de l’enseignant. Ce dernier, par le contenu de ses cours et les tâches qu’il propose, doit favoriser la construction d’un rapport au savoir propice aux apprentissages. Faire accepter à l’élève d’apprendre, c’est édifier un zèle durable, authentique, au milieu d’un environnement stimulant. Et pour ce faire, nul besoin d’apparats technologiques.

Les hors-la-loi de l’enseignement

Lors d’une journée pédagogique de formation récemment proposée par mon établissement, j’ai eu la chance d’assister à une conférence qui portait sur la différenciation à l’école. Enrichi par cet exposé, je ne peux toutefois m’empêcher de songer aux propos qui ont été tenus par l’intervenant principal, le formateur belge Stéphane Hoeben : «Tout enseignant qui prend ses distances avec le programme pour s’adapter au rythme des élèves est dans une logique de différenciation».

Cet énoncé précipite chez moi une réflexion. Ou plutôt une inquiétude : doit-on absolument être hors-la-loi et négliger le plan d’études romand (PER) pour être un bon pédagogue ?

Il ne fait aucun doute que chaque élève est porteur de caractéristiques qui fondent son unicité. Par conséquent, il parait nécessaire de différencier son enseignement, afin de donner au plus grand nombre une chance d’apprendre et de se développer. L’article 98 de la loi sur l’enseignement obligatoire (LEO) rappelle d’ailleurs cet impératif : «Le directeur et les professionnels concernés veillent à fournir à tous les élèves les conditions d’apprentissage et les aménagements nécessaires à leur formation et à leur développement. En particulier, les enseignants différencient leurs pratiques pédagogiques pour rendre leur enseignement accessible à tous leurs élèves». Ainsi donc la LEO promeut-elle de façon paradoxale une prise de distance avec le programme, avec la norme scolaire.

Le professionnel de l’enseignement doit à demeure naviguer entre fidélité au PER et transposition du savoir prodigué, ces deux pôles étant antithétiques par essence. Si l’enseignant s’obstine à ne suivre que le plan d’études, alors il escamote totalement la dimension éducative de sa mission sacerdotale. Qu’importe que l’élève ait progressé, pourvu que le PER et ses composantes jalonnent l’année scolaire. L’éducation n’est que litanie.

À l’inverse, l’instituteur qui s’éloigne du droit chemin pédagogique focalise son attention sur l’apprenant. Ce dernier devient le cœur du système. Son développement, une finalité. La planification de séquences didactiques aura pour clé de voûte l’enfant, et non pas un mémorandum à des lieues de la réalité. La gestion des différences s’érige en concept prééminent de la profession. «L’intelligence est programmée pour la création du différent», affirmait le sociologue italien Francesco Alberoni.

Est par conséquent bon enseignant celui qui sait, au besoin, s’écarter des objectifs d’apprentissages définis par le plan d’études et différencier ses approches. La désobéissance pédagogique apparait dès lors comme encouragée. Non, elle semble même inéluctable.