Long Now, un projet complètement décalé: de 10’000 ans!

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(source: http://longnow.org/)

Franchement, j’adore! Il m’est souvent arrivé de faire des propositions à contre-courant, mais là, je suis complètement bluffé… Des ingénieurs conçoivent une machine faite pour durer au moins 10’000 ans. Une horloge qui devrait sonner les millénaires; la première fois dans 987 ans!!! C’est Daniel Mange, professeur honoraire de l’EPFL, qui m’en a parlé l’autre jour, alors que nous philosophions sur l’obsolescence programmée de nos machines. Avec son accord, je reproduis ci-dessous un article paru dans Le Temps du 9 janvier 2001, repris et commenté dans un ouvrage publié plus récemment (Daniel Mange, “Informatique et biologie – une nouvelle épopée”, éd. Pierre-Marcel Favre, Lausanne, 2005).

(C’est moi qui ai mis certains passages en gras. Parce qu’ils m’ont amusé. Ou parce que je les trouve particulièrement pertinents…)

Eloge de la pérennité

Je hais la vis Parker; ce cylindre de métal, étrange croisement d’une vis à bois et de la croix fédérale, accélère la fabrication mais interdit la réparation.

La vis Parker, comme l’appareil photographique jetable ou le briquet non rechargeable, est la métaphore d’un système industriel qui vise la production de masse, l’usure programmée et le remplacement accéléré. Cette économie de l’éphémère est l’antithèse du travail lent et patient de l’artisan, de la création du chef d’oeuvre par le compagnon.

En ce début de millénaire, un petit groupe d’hommes entraîné par Daniel Hillis, le pape des processeurs ultrarapides à structure massivement parallèle (la fameuse “Connection Machine”), part en croisade pour bâtir l’ordinateur le plus lent du monde: l’horloge “Long Now” ou “long maintenant” [1][2]. La version définitive de ce mécanisme révolutionnaire trouverait sa place dans un désert du Nevada, au sud-ouest des Etats-Unis. Le visiteur sera invité à pénétrer dans les entrailles de la montagne pour y découvrir une horloge monumentale, d’une hauteur de vingt mètres; à l’entrée de la caverne, il apercevra un pendule géant oscillant toutes les dix secondes; en s’élevant d’un étage, il découvrira un mécanisme battant une fois par jour. En poursuivant son ascension, le visiteur accédera aux étages supérieurs où des dispositifs de plus en plus lents dénombreront les années bissextiles, les années séculaires non bissextiles, et enfin le cycle de 25’784 ans de la précession des équinoxes. Il terminera son périple au sommet de l’horloge, dominée par deux hélices géantes, elles-mêmes entraînées par un contrepoids de plusieurs tonnes.

La stratégie de construction d’une telle horloge repose sur quatre principes fondamentaux:

  • la précision, garantie par un mécanisme binaire analogue à celui des montres digitales et basé sur une représentation à 32 bits;
  • la longévité, assurée par la lenteur, la résistance aux agressions du climat et à celles des hommes;
  • la facilité de maintenance, découlant d’une technique mécanique, donc robuste, et de l’utilisation des matériaux les plus résistants du moment;
  • la transparence, assurant la compréhension intuitive du mécanisme et sa réparation aisée.

Conçue pour durer, évoluer et s’autoréparer, l’horloge “Long Now” devrait afficher un temps exact pendant 10’000 ans au moins, une période équivalente à celle qui nous sépare de l’époque glaciaire. Elle corrigera automatiquement ses erreurs par détection de la position du soleil à midi. Son rythme, très lent, sera d’un tic-tac par an; elle sonnera tous les siècles et un coucou surgira à chaque changement de millénaire!

Dans un monde dominé par la vitesse, ou même des ordinateurs en parfait état sont démodés après quelques mois d’usage, le projet “Long Now” nous ramène à la lenteur, à la durabilité et à la pérennité. Il nous encourage à vivre dans la durée, et non dans l’instant; il nous suggère une responsabilité envers les centaines de générations à venir, et non le profit immédiat promis aux actionnaires du moment.

Ingénieurs, scientifiques ou chercheurs, nous façonnons le monde; adhérons à l’esprit du projet “Long Now” et, à notre échelle, dans notre entreprise, dans notre institution ou dans notre communauté, retrouvons la voie royale de la création, l’exécution de notre propre chef d’œuvre!

Longue vie à “Long Now”!

Excellente année 02001! [3]

[1] L. Debraine, L’horloge du “Long Maintenant”, l’ordinateur le plus lent du monde, Le Temps, 26 juillet 1999.

[2] S. Brand, The Clock of the Long Now. Weidenfeld & Nicolson, London, 1999.

[3] Dans le but d’éviter le “bogue de l’an 10’000”, les concepteurs de l’horloge “Long Now”, conséquents avec eux-mêmes, proposent déjà un millésime à cinq chiffres.

Ingénieurs et architectes suisses (IAS), No 23/24, 8 décembre 1999, p. 405.

Le Temps, 9 janvier 2001.

Commentaire 2005

Le premier brouillon de l’horloge Long Now, haut de trois mètres, est actuellement exposé à Londres, au Science Museum. Daniel Hillis et Alexander Rose travaillent aujourd’hui sur un second prototype d’une stature de six mètres. La Fondation Long Now a acquis en 1999 un terrain dans une zone montagneuse, à l’est du Nevada, où une paroi de calcaire pourrait constituer le site idéal pour accueillir l’horloge définitive.

Grâce au projet Rosetta, la Fondation Long Now poursuit un second objectif, celui de la pérennité de l’information.

La promesse a été faite: l’information digitale est éternelle. Elle est inusable, universelle, et requiert un support matériel minimal. Sur cette base, la Bibliothèque du Congrès, la plus grande du monde, a entrepris sa digitalisation complète afin que son contenu soit accessible par quiconque, où que ce soit, pour toujours.

Mais si le média digital semble paré de tous les attributs de l’immortalité, beaucoup d’utilisateurs découvrent qu’ils ne peuvent tout simplement plus relire des fichiers écrits cinq à dix ans plus tôt: des applications obsolètes, des systèmes d’exploitation démodés, des ordinateurs périmés munis d’antiques périphériques condamnent vos archives informatiques. Le développement ultra-rapide de l’informatique est le problème; en accélérant constamment ses transformations, la technologie devient auto-obsolète: elle se suicide. La créativité tue la création.

Daniel Hillis constate que l’humanité a engrangé une énorme quantité d’informations écrites dans la pierre, sur du parchemin, du papyrus ou du papier. Mais depuis les années 1950, l’information enregistrée disparaît dans un “fossé digital”. Graduellement, une palette de bons usages émergent pour tenter d’assurer la pérennité digitale: l’usage de formats standards, la suppression de la compression, la multiplication des copies, etc. Une autre approche prêche le retour à des standards de base, comme le code ADN ou les caractères chinois.

Le projet Rosetta vise une stratégie basée sur deux processus: pour conserver l’information, il faut l’enregistrer sur un support physiquement invariant, tel que les disques de nickel microgravés; pour utiliser l’information, il faut laisser les utilisateurs, robots ou humains, migrer ces artefacts à travers de multiples versions et plates-formes, en assurant de temps en temps un nouveau gravage. Le premier processus est lent, périodique et conservateur. Le second est rapide, continu et adaptatif; s’il est interrompu, un retour à l’artefact enregistré permet de le réanimer.

Sur un plan plus universel, c’est la commission Bruntland, nommée par l’Organisation des nations unies, qui va s’attacher de 1983 à 1988 à redéfinir la notion de développement; elle est directement à l’origine du concept de “développement durable”, défini comme “un mode de développement satisfaisant les besoins du présent sans compromettre la possibilité des générations futures de satisfaire les leurs”. Une telle définition s’inspire peut-être de la sagesse amérindienne qui préconise, avant d’entreprendre toute chose, de songer aux effets sur les sept générations à venir [1].

[1] J.-P. Costa, L’homme-nature ou l’alliance avec l’univers. Sang de la terre, Paris, 2000.

2 réflexions au sujet de « Long Now, un projet complètement décalé: de 10’000 ans! »

  1. “Les vieux ne meurent pas, ils s´endorment un jour et dorment trop longtemps
    Ils se tiennent la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
    Et l´autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
    Cela n´importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
    Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
    Traverser le présent en s´excusant déjà de n´être pas plus loin
    Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d´argent
    Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t´attends
    Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend”

    Tiens … enfin une pendule qui dira oui et qui dira non … pendant 10000 ans merci Monsieur Marthaler pour ce lien absolument génial …..

  2. J’adore aussi Jacques Brel! Cela aussi devrait être “éternel”… Ce soir, d’une oreille distraite, je regardais un instant la Nouvelle Star (ou un truc du genre). Et je me demandais si, parmi ces brillants jeunes talents, il pouvait exister un Brassens ou un Brel. On ne pourrait l’exclure. Pourtant, la compétition se joue sur l’aisance vocale bien plus que sur la capacité créatrice. Et si l’on concevait une Star Academy qui primerait la puissance de l’expression poétique?…

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