Le “paradoxe d’Easterlin”

(source: http://www.achetezmoins.ch/)

Sans que je sache à quel titre, j’ai reçu à mon domicile le premier numéro de “Moins”, nouveau journal romand consacré à la décroissance et prônant la frugalité. J’ai largement parcouru cette publication intéressante et me suis particulièrement réjouis de voir que les jeunes rédacteurs de la revue ont décidé de faire redécouvrir la pensée d’Ivan Illich. Un auteur dont la lecture m’a profondément marqué lorsque j’avais 18-20 ans (en particulier “Energie et équité”). Mais mon attention a été attirée par la référence au “paradoxe d’Easterlin”, du nom de cet économiste américain qui avait constaté, au début des années 1970, que le bonheur des gens n’augmente pas avec la croissance du PIB par habitant. Un constat important pour les “objecteurs de croissance”, comme ils aiment à s’appeler.

Déçu par la maigreur de l’article de Wikipédia consacré au paradoxe d’Easterlin, j’ai poussé un peu plus loin mes recherches sur le web pour découvrir un article de mon ancien professeur de HEC Lausanne, Jean-Christian Lambelet (candidat radical – malheureux – à l’élection complémentaire au Conseil d’Etat vaudois, en 1996). Même si le ton laisse clairement entendre que le professeur d’économie ne veut pas entendre parler d’une limite à la croissance économique, l’article de Jean-Christian Lambelet est assez complet et bien documenté (pdf, 276 Ko).

Si des études internationales portant sur la corrélation entre niveau des revenus et satisfaction individuelle montre que le paradoxe de Easterlin ne se vérifie pas – ou plus -, la conclusion n’est pas pour autant qu’il faille éternellement viser une augmentation en volume des biens de consommation. Les politiques économiques pourraient très bien chercher à favoriser une croissance qualitative compatible avec les objectifs de développement durable. Loisir, culture, éducation, services à la personne sont autant de secteurs dont le développement accroît la satisfaction des gens tout comme le PIB. Quant aux produits manufacturés et autres biens matériels, on peut tout à fait imaginer qu’ils deviennent plus durables, moins polluants et aussi plus chers.

Mais il faut bien constater que le développement de l’économie mondiale, ces trente dernières années, est plutôt orienté vers une consommation insatiable, la destruction de l’environnement, le gaspillage et l’épuisement des ressources non renouvelables. C’est ce qui explique que de plus en plus d’esprits critiques, à l’instar des rédacteurs de “Moins”, préconisent de changer de système économique, sans craindre de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Pour ma part, et plus que jamais, je mise sur le concept de développement durable – à ne pas confondre avec une croissance perpétuelle – et son intégration dans la pensée économique et dans les conditions cadre fixées par l’Etat. En effet, on pourrait bien fusiller tous les économistes et fermer Wall Street, cela n’aurait que peu d’influence sur les forces en action dans l’économie. Les économistes n’ont aucun pouvoir sur les agents économiques, ils tentent simplement de comprendre comment ces derniers agissent, voire de prévoir ce que les décisions des plus puissants d’entre eux (multinationales, banques centrales, gouvernements…) pourraient avoir sur les autres.

Cependant je m’interroge toujours sur le bien-fondé d’une hypothèse fondamentale des économistes néoclassiques: l’utilité d’un bien pour un individu décroît avec la quantité de ce bien sans jamais devenir négative (voir article de Wikipédia sur l’utilité au sens économique). Si chacun comprend qu’un 2e téléviseur apporte une certaine utilité dans la mesure où il permet à Monsieur et Madame de regarder deux programmes distincts, on imagine mal quelle pourrait être l’utilité d’un 10e téléviseur dans une famille de 4 personnes, alors qu’il occupe un espace précieux. Pourtant, la théorie économique classique construit la fonction de demande du marché par agrégation (addition) des fonctions d’utilité individuelles et, du coup, lorsque le prix d’un bien tend vers zéro, la demande tend vers l’infini. A partir de là, les producteurs de ce bien vont chercher en permanence à abaisser leurs coûts et leurs prix de vente pour se développer, quitte à licencier du personnel en automatisant ou délocalisant la production. La théorie est ainsi conforme à la réalité observée.

En introduisant dans le modèle néoclassique l’idée que l’utilité individuelle puisse devenir négative, la demande globale présenterait alors un plafond et, de manière encore plus générale, le PIB montrerait un optimum compte tenu de la satisfaction des consommateurs. Voilà qui clôturerait la discussion de sourds entre les “décroissants” et les “croissants”! Et alors, le paradoxe d’Easterlin n’en serait plus un et l’intuition se vérifierait qu’il existe bel et bien un “niveau de satiété” qu’il serait vain de vouloir dépasser. Je serais très heureux de déclencher ce débat…

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